Le Sexe, des Hommes et des Dieux.
Par Pierre SIMON, psychothérapeute, spécialisé en psychosexologie et en psychologie de la religion.
– Introduction :
- Tout part d’un triste constat
- Qu’est-ce que la sexualité ? Qu’est-ce que la religion ? Quelle relation entre les deux ?
- Comment la religion influence-t’elle notre sexualité ?
– Sexualité et religion animiste
– Sexualité et religion orientale
- En résumé
– Sexualité et religion occidentale
– L’« héritage » d’Augustin
– Deux points-de-vue radicalement opposés
– Les conséquences
– Sexualité, Christianisme dominant et Christianisme marginal
– Conclusions
– Bibliographie
Introduction :
Tout part d’un triste constat :
Beaucoup de personnes sont venus me voir en me confiant une souffrance associée à une répression plus ou moins brutale de leur sexualité dans leur enfance.
Si bien sûr, cette répression brutale de la sexualité ne s’observe (presque) plus actuellement, nous sommes encore loin d’une sexualité libre et épanouie…
Ici, je ne parle pas tellement des comportements sexuels[1] car il est plus ou moins facile aujourd’hui (grâce à internet) de se livrer sans trop de culpabilisation aux comportements sexuels les plus variés.
Je pars plutôt de plusieurs constats :
- Encore aujourd’hui, en 2020, il est toujours difficile à des parents de parler sereinement de sexualité à leurs enfants et même à l’intérieur de leur couple. C’est du moins ce que j’ai observé dans mon cabinet de consultation où il est vrai que les personnes que j’ai reçues ne sont peut-être pas représentatives de l’ensemble de la population, mais j’ai été particulièrement interpellé par le fait que les doigts de mes deux mains suffisent largement à comptabiliser les personnes qui m’ont témoigné avoir eu avec leurs parents un dialogue sur la sexualité qui dépassait les problèmes de contraception ou de maladies sexuellement transmissibles (quand il y avait eu dialogue !) ;
- Dans « Le Point » du 9 août 2002, Philippe Brenot, psychiatre et sexologue, faisait écrire : « Sur dix couples pris au hasard, trois seulement connaissent une sexualité satisfaisante, pour trois autres l’un des partenaires au moins est frustré et enfin trois ne font plus ou quasiment plus l’amour » (Malye et al., 2002, p. 37) ;
- Le « Courrier international » n° 1476 de février 2019 fait part quant à lui d’une enquête qui constate une baisse importante de l’activité sexuelle à deux chez les jeunes (Julian, 2019) ;
- Enfin, les recherches récentes montrent que 25% des femmes souffrent d’anorgasmie vaginale et ce chiffre monte jusqu’à plus de 40% pour certains chercheurs (Adam, 2015).
Ces chiffres sont particulièrement étonnants dans une société qui se vante d’avoir atteint le plus haut niveau de libération de la sexualité et de la femme !
Même si les hommes semblent moins atteints par les troubles de l’orgasme (Adam, 2015, avance le chiffre de 14%[2]), il n’est pas sûr qu’ils soient mieux lotis sur le plan sexuel. En effet, au début du 20e siècle, Reich (1952, 1972) a eu l’idée de compléter une enquête sociologique sur la sexualité (où il s’agit juste de répondre à un questionnaire préétabli) par des entretiens cliniques (c’est-à-dire des entretiens individuels personnalisés) : il s’aperçoit alors que le plaisir corporel ressenti par les hommes au moment de l’éjaculation est relativement faible et que le plaisir masculin est surtout lié à la satisfaction d’avoir possédé une femme.
Il est par ailleurs très courant d’entendre que ces problèmes sexuels sont intrinsèquement liés aux fondements même de notre civilisation dite « judéo-chrétienne »…
Cette dernière idée, je l’ai maintes fois entendue de la part de clients, des nombreux acteurs dans le domaine de la santé que j’ai eu l’occasion de former sur le thème de la sexualité et même de la part de mes collègues sexothérapeutes.
Pourtant, en approfondissant cette question, je ne suis pas du tout arrivé à cette même conclusion…
Il m’est alors venu l’idée de partager avec vous quelques-unes de mes réflexions à propos des rapports complexes qu’entretiennent religion et sexualité.
[1] J’entends ici par « comportement sexuel » des comportements qui se limitent à la génitalité, sans prendre en compte les aspects socio-affectifs de la sexualité. Dans le reste de mon article, je prends le mot « sexualité » dans un sens plus large. [2] Ce qui est déjà considérable !
Qu’est-ce que la sexualité ? Qu’est-ce que la religion ? Quelle relation entre les deux ?
Nous proposons à partir de ce chapitre une définition élargie de la sexualité incluant évidemment la dimension corporelle (génitale) de l’acte sexuel mais aussi sa dimension affective et sociale.
Quant à la religion, nous apprécions la définition qu’en donne le psychanalyste jungien Pierre Daco (1978) :
« Je prends donc l’étymologie suivante : dans le mot « religion » se trouve l’idée d’un « lien » : lien qui relie un homme à lui-même, un homme aux autres hommes, un homme à Dieu. » (Daco, 1978, p. 212).
Et en effet étymologiquement, la religion renverrait à l’idée de construire des ponts, de relier deux rives initialement séparées. Dans une perspective jungienne, le but de la religion est d’harmoniser des contraires, à commencer par les différents niveaux de notre personne (pensée, émotions, imagination, corps,…).
Cette définition me convient bien parce qu’il s’agit justement ici de « relier » deux êtres humains autonomes et différents, à savoir l’homme et la femme.
« Relier » concrètement pourrait supposer créer les conditions d’une relation homme-femme (y compris dans sa dimension sexuelle) la plus heureuse possible, prévenant au mieux les conflits et apportant les outils permettant de gérer les conflits lorsqu’ils se présentent…
Nous ne concevons pas seulement la religion comme une tentative d’expliquer le monde, il s’agit aussi d’un système de pensées et de pratiques qui primitivement visait la santé humaine dans toutes ses dimensions. Anciennement en effet, les « sorciers » et les « prêtres » étaient aussi des médecins ; il était attendu d’eux la guérison autant physique que psychologique et y compris sexuelle. Les célèbres « sorcières » semblent s’être données parmi l’ensemble de leurs missions, celle d’aider à l’épanouissement sexuel, en provoquant l’amour (mais elles étaient également accusées de provoquer la haine), l’affection et le retour d’affection (Bechtel, 1997).
Comment la religion influence-t’elle notre sexualité ?
A partir de la définition que nous venons de donner de la religion, il devient difficile de concevoir une religion qui se réduirait à énoncer verbalement ou par écrit des interdits, des permissions et/ou des obligations en matière de sexualité.
Il apparaît à travers les recherches récentes en neurologie (Damasio, 2003) ainsi que sur les thérapies basées sur la « Pleine Conscience » (Bowen et al., 2013 ; Segal et al., 2006 ; Gilbert&Choden, 2015) que :
- Nos pensées et nos comportements sont principalement déterminés par nos émotions ;
- De ce fait, la sexothérapie se donnera comme but d’agir au niveau de nos émotions ;
- Or le moyen le plus accessible et le plus efficace d’influencer nos émotions est notre imagination (se dire « je mange un citron » n’a pas le même effet physiologique que de s’imaginer manger un citron avec grande concentration, ce qui peut provoquer une réaction corporelle de salivation) ;
- De ce fait, des résultats thérapeutiques peuvent être plus facilement obtenus en faisant appel à notre imagination à travers l’utilisation de métaphores, ce que faisaient médecins antiques et autres sorciers.
Or, depuis la nuit des temps, les humains se sont construits des métaphores sous la forme de mythes qui se sont intégrés à ce qui a été appelé par la suite « religion ».
Notre culture rejette habituellement les mythes parce que leur correspondance avec la réalité peut sérieusement être mise en doute mais ici, nous ne nous attachons pas à cette correspondance mais, comme le faisaient les Anciens, nous évaluons la valeur des mythes par l’influence qu’ils peuvent avoir sur les comportements humains en général et en particulier, sur notre sexualité.
James[1] (2001), qui peut être considéré comme le précurseur de la « Psychologie de la Religion », disait qu’il est possible d’étudier scientifiquement les « fruits » d’une religion mais pas sa « source ».
C’est ainsi que nous allons relater quelques exemples de grands mythes de l’Humanité et tenter ensuite d’apprécier quelle influence ils ont eu sur notre sexualité.
[1] Chercheur en psychologie à la prestigieuse université de Harvard au début du 20ème siècle.
Sexualité et religion animiste :
Comment connaître les premières relations qu’ont entretenues les religions avec la sexualité ?
Peut-être l’étude des peuples que l’on appelait « primitifs » peut-elle nous éclairer sur cette question.
Tout d’abord, ces peuples font plus appel à l’imagination qu’à la raison[1] pour comprendre le monde dans lequel ils vivent et y vivre de la manière la plus heureuse possible. Les mythes (élaborés sous forme de « rêves » par les Aborigènes d’Australie, à titre d’exemple) ont donc une place privilégiée dans la vie de ces peuplades (Glowczewski, 1989).
La raison n’est pas non plus utilisée pour convaincre les êtres humains de la véracité des mythes et de la nécessité de s’y conformer. Les êtres humains y adhèrent assez facilement à partir d’« expériences » vécues lors de leur participation à des rites initiatiques.
Ces « rites » se basent sur des pratiques (comme la danse, la musique et d’autres formes d’art) où l’on s’efforce de provoquer des états de « transe » (appelé plus couramment en Occident « état d’hypnose »). La caractéristique de ces « états de transe » est de mettre un temps de côté notre « raison » pour laisser surgir de l’intérieur de notre « inconscient » des émotions intenses, des images, des scénarios oniriques, des idées, etc…
L’état de transe ou état d’hypnose nous rend par ailleurs plus réceptifs aux messages métaphoriques que nous pouvons entendre (sous forme de chants, par exemple) et ces derniers vont alors avoir une influence plus déterminante sur nos pensées et comportements[2] que si nous étions restés en état de veille vigilante.
Les pratiques sexuelles sont elles-mêmes considérées comme un moyen de provoquer ces états de transe, mettant la raison de côté. Et en effet, dans les cultures encore appelées « primitives », la sexualité est souvent intégrée aux rites religieux et est estimée comme pouvant contribuer à ce que nous pourrions appeler le « développement spirituel ».
Ainsi, les Aborigènes d’Australie, par exemple, véhiculent à travers leurs mythes une conception de la Nature Humaine comme étant le centre de rencontre de deux forces cosmiques maralypi, pouvoir masculin, et mangaya, pouvoir féminin (Glowczewski, 1989). La sexualité est vécue alors comme une « étreinte cosmique » (Glowczewski, 1989, p. 195).
[1] Nous aurions tort de tourner une telle idée en ridicule : la publicité ne fait-elle pas vendre du tabac en quantité déraisonnable en diffusant (à travers le cinéma, la musique, les courses de voitures, les photos, etc…) dans la population le mythe selon lequel fumer rend viril alors que raisonnablement (et c’est scientifiquement démontré) le tabac augmente le risque d’impuissance chez l’homme. Si la raison était plus forte que l’imagination sur le comportement humain, non seulement cette publicité n’aurait aucune influence mais tout le monde arrêterait de fumer sauf peut-être quelques rares personnes qui ont le souhait de mourir du cancer ! [2] Cette façon d’influencer les Humains n’a rien de « sorcier » et est utilisée aujourd’hui avec brio par la publicité mais aussi, dans des buts qui se voudraient plus nobles, par l’hypnothérapie ou l’hypnoanalgésie.
Sexualité et religion orientale :
Comme dans la religion animiste, on retrouve dans la plupart des religions orientales le dualisme de la Nature Humaine, régie par deux forces cosmiques antagonistes, et la nécessaire recherche de conscientisation et d’harmonisation de ces deux forces.
Selon Jung (1999) et le Professeur Hauer[1], en effet, le but du Yoga tantrique est une polarité équilibrée du féminin et du masculin. Le professeur de yoga, Christian Tikhomiroff (2017), soutient lui aussi cette idée :
« Le principe tantrique de la bipolarité revêt également une haute importance. La relation entre l’homme et la femme y est vue comme une interaction créatrice dans laquelle toutes les dualités et toutes les contradictions peuvent être résolues. » Tikhomiroff (2017, p. 29).
Comme dans la religion animiste, on recherche dans les religions orientales la véritable connaissance par la mise à l’écart de la « Raison ».
Ainsi, dans un des plus vieux écrit de l’Humanité, le « Yoga-Sutra »[2], Patañjali écrit :
« Le yoga est la suspension des activités du mental » (chapitre I, aphorisme 2).
Il ajoute :
Ch. I, A. 47 ~ Quand a lieu la véraison[3] de la (concentration) non-délibérative[4], il y a (alors) une éclaircie vers soi-même.
Kabîr (vers 1440-1518), célèbre poète mystique de l’Inde, se revendiquant à la fois de l’Hindouisme et de l’Islam soufi[5], explicite le pourquoi notre Corps prévaut sur notre Raison, c’est parce que c’est là que demeurent les Dieux[6] :
« L’antilope cherche partout le musc, ignorant qu’il se trouve dans son propre corps.
Ainsi nous cherchons le Seigneur (…) au-dehors.
Le musc se trouve dans le nombril de la gazelle, mais celle-ci le cherche dans la forêt. (…)
Ce seigneur qui demeure dans le corps, par erreur, on ne le reconnaît pas.
Comme l’antilope musquée, qui persiste à flairer le gazon. (…)
Comme la prunelle dans les yeux, ainsi est le Seigneur au milieu du corps,
Les insensés ne Le reconnaissent pas, et vont Le chercher au-dehors. »
Kabîr [vers 1440-1518] » (Cité par Comeau et al., 2001, p. 124).
Si nous avons la conviction que les dieux habitent notre corps, il nous devient plus difficile de négliger ce dernier et encore moins de le combattre !
C’est pour cette raison que, comme dans les cultures animistes, les orientaux recherchent des états de « transe » à partir d’exercices d’« entraînement attentionnel » (appelés plus couramment « méditation ») principalement centrés sur le corps. Car les orientaux semblent avoir très tôt identifié la focalisation de l’attention[7] comme moyen d’entrer en transe.
En effet, comme dans les cultures animistes, il y a l’idée que la véritable connaissance (« l’éclaircie ») ne peut surgir que si la raison est mise de côté et qu’ainsi, le « contenu » de notre corps soit conscientisé, ce que facilitent les états de « transe ».
Lu Tsou (1969, VIIIe siècle PCN) va même jusqu’à considérer la Raison (assimilée à l’« esprit conscient », lui-même associé au « cœur inférieur ») comme « usurpatrice » à partir du moment où elle cherche à exercer une ascendance sur la Nature (considérée comme le siège de l’« esprit originel » associé au « cœur céleste »).
Néanmoins, dans les cultures orientales, la Raison a son importance et doit donc recevoir une juste place.
Ainsi, Confucius prêche l’harmonisation de la Raison et de la Nature :
VI, 16 ~ « Nature qui l’emporte sur culture est fruste, culture qui l’emporte sur nature est pédante. Seule leur combinaison harmonieuse donne l’homme de bien. » (Anonyme, 1981, 551-479 ACN)
Ceci veut dire que si l’on ne fait pas appel à la Raison, il y aura peu de progression dans les savoirs et savoir-faire humains. Si au contraire, la Raison domine une Nature écrasée, l’humain deviendra prétentieux, étalant un savoir resté pourtant très incomplet.
Ainsi, contrairement aux cultures animistes, les orientaux font beaucoup plus appel à leur Raison et se sont évertués à commenter et à décrire minutieusement leurs exercices méditatifs, leurs conditions et leurs effets.
Par la pratique méditative, l’Humain doit chercher à conscientiser sa Nature propre, sa « Nature originelle »[8] qui peut être masquée par la « Culture » ainsi que cela est chanté dans le monastère de Thich Nhat Hanh :
« Mon corps et mon esprit en parfaite Pleine Conscience
Je redécouvre ma Nature Originelle
Et abandonne la rive de la confusion
Noble Sangha
Unifions tout notre être dans la Pleine Conscience. »[9]
La « Pleine Conscience » est en rapport avec la notion d’« Harmonie » : le mot « Pleine » renferme en effet une notion de globalité. Il s’agit donc dans la « Pleine Conscience » de conscientiser et d’accepter tout ce qui vient à la conscience sans jugement ou autre opposition, y compris pour des éléments en rapport avec la sexualité et la raison mais cela n’est possible qu’à certaines conditions[10]…
Dans un second temps, il y a un effort de conceptualisation par la Raison de la Nature telle qu’elle est appréhendée par l’expérience méditative. Cet effort est beaucoup plus important dans la culture orientale que dans la culture animiste.
Dans ce contexte, la sexualité fait l’objet d’un intérêt particulier. On cherche toujours à l’intégrer même si la question se pose dans un second temps de l’intérêt de la concrétiser.
Le yoga illustre bien ce débat.
Il existe en effet des formes de yoga où la sexualité est sacralisée et devient une pratique religieuse à part entière car l’« épanouissement sexuel » est considéré comme lié à ce que l’on pourrait appeler l’« épanouissement spirituel ». Une de ces formes les plus connues est le « yoga tantrique ».
Cette forme de yoga est ainsi commentée par Christian Tikhomiroff, professeur de yoga :
« Le tantra âsana[11] montre la voie de la maîtrise de l’énergie sexuelle au service de l’accomplissement spirituel. Il nous apprend à explorer nos sens plutôt qu’à les dompter. Le Guhyasamâja Tantra affirme catégoriquement : « Personne ne réussit à atteindre la perfection moyennant des pratiques compliquées et vexatoires, mais la perfection peut être atteinte en réalisant tous nos désirs ». Les tantras sont uniques en ce sens qu’ils synthétisent les dimensions opposées, bhoga (jouissance) et yoga (libération). Nos pulsions hédonistes fondées sur le principe de plaisir peuvent alimenter une expérience spirituelle. L’exercice de la jouissance peut donc être considéré comme un acte spirituel dès lors qu’il est pratiqué avec une motivation et une intention justes, et après une initiation adéquate. Ainsi les pratiques sexo-yogiques deviennent-elles un yoga, la voie d’une réalisation spirituelle, un véhicule, bien que la sagesse conventionnelle considère le sexe comme profane et le voit comme un obstacle à toute forme de progrès spirituel. » (Tikhomiroff, 2017, p. 20, c’est nous qui soulignons).
Parallèlement, d’autres formes de yoga ne vont pas encourager la concrétisation de l’acte sexuel.
Et c’est cette dernière tendance qui s’est imposée en Orient, ainsi que Jung (1999), assisté du Professeur Jakob Hauer, indianiste, le précise lors d’une de ses conférences :
« Le Yoga tantrique a plutôt mauvaise réputation en Inde ; On le critique parce qu’il est lié au corps et notamment au sexe. (…) En Inde aujourd’hui, le yoga relève principalement du business et cela risque encore de s’aggraver lorsqu’il atteindra l’Europe » (Jung, 1999, pp. 232 et 233).
Cette citation date des années ’30, son présage s’est en effet vérifié et ne cesse de l’être…
Les célèbres « Kama Sutra » (que l’on pourrait traduire par « commentaire » ou « traité » du désir) ont été écrit par Vatsyayana qui a tenu à faire cette mise en garde :
« Cet ouvrage n’a pas été fait pour servir de simple instrument à satisfaire nos désirs. » (Vatsyayana, 1997, entre 6 ACN et 2 PCN, p. 156).
Car en effet, les « Kama Sutra », ce qui est moins connu, parle aussi des dimensions sociale (le mariage) et affective (la « mise en confiance » du partenaire) de la sexualité (Vatsyayana, 1997, entre 6 ACN et 2 PCN).
On aurait tort de penser que les « Kama Sutra » comme le « yoga tantrique » sont une porte ouverte à une sexualité « sans foi ni loi ». En effet, si ces pratiques visent certainement la liberté sexuelle, cette dernière exige en effet de se fonder sur certaines qualités personnelles pour se développer et se maintenir[12].
Christian Tikhomiroff (2016) précise en effet :
« Ce genre d’initiation ne peut être prétexte à de quelconques orgies car le cadre rituel et sacré dans lequel elle se déroule, ainsi que la nécessité de compétence dans la maîtrise de ces énergies et des pensées, éloigne d’une façon absolue tout amateur, chercheur de sensation exotique ou déréglé sexuel. C’est un terrain soigneusement préparé sur lequel une spiritualité de la plus haute pureté peut éclore. » (Tikhomiroff, 2016, p. 20, c’est nous qui soulignons).
Vatsyayana dit de lui (en parlant à la 3e personne) :
« Après avoir lu et médité les ouvrages de Babhravya et d’autres anciens auteurs, et bien examiné le sens des règles par eux édictées, Vatsyayana a composé les Kama Sutra, conformément aux préceptes de la Sainte Ecriture, pour le bénéfice du monde, alors qu’il menait la vie d’un étudiant religieux et qu’il était totalement absorbé dans la contemplation de la divinité. » (Vatsyayana, 1997, entre 6 ACN et 2 PCN, p. 156).
Comme il l’écrit lui-même, les Kama Sutra sont le fruit d’une « contemplation de la divinité ».
Nous pouvons donc supposer que c’est en se laissant « absorber » par l’image de la divinité que Vatsyayana, se laissant alors allé à un état de transe légère, a eu les intuitions nécessaires pour écrire son ouvrage dont le but était l’épanouissement psycho-sexuel de ses contemporains jusqu’aux plus hauts degrés qui sont associés à l’état divin…
Et peut-être que l’image de la divinité sur laquelle méditait Vatsyayana ressemblait-elle à celle-ci représentant Civa et Parvati, dieu et déesse de l’Inde, ayant un corps sexué :
Image extraite de : Jung, 1964, p. 136.
[1] Indianiste. [2] Nous reprenons la traduction de Geenens (2003). [3] Entendez par « véraison », « maturation » ou « développement ». [4] Par « concentration non-délibérative », entendez une pratique de concentration où il n’y a plus de débat verbal intérieur à propos d’un sujet donné. [5] Voir « Wikipedia », article « Kabîr ». Kabîr est également lié au « Natha Yoga » que Christian Tikhomiroff (2016, 2017) enseigne. [6] Peut-être, certains Chrétiens trouveront-ils une idée similaire dans le 1er livre des Corinthiens (Nouveau Testament de la Bible), chapitre 6, versets 19 et 20 ~ 19 Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point à vous-mêmes ? 20 Car vous avez été rachetés à un grand prix. Glorifiez donc Dieu dans votre corps et dans votre esprit, qui appartiennent à Dieu. [7] La focalisation de l’attention est le moyen le plus couramment utilisé actuellement pour provoquer l’état hypnotique. En effet, l’induction hypnotique cherche par divers procédés à capter et à maintenir l’attention soutenue de la personne à « hypnotiser ». [8] Ou son « esprit originel » lié au « cœur céleste », selon Lu-Tsou (1969, VIIIe siècle). [9] Ce chant peut être écouté sur youtube à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=94Y8TlxOlCU–[10] Notamment un « stress » réduit rendant l’activation émotionnelle gérable est une condition à rechercher. Les autres conditions sont « une motivation et une intention justes » (Tikhomiroff, 2017, p. 20). [11] Traduction : « la posture tantra » (âsana = posture). [12] Une des qualités personnelles nécessaire à la liberté personnelle est l’unité de notre personne ou de notre Âme (voir à ce sujet mon article sur l’Âme à l’adresse suivante : https://www.psychologika.com/)
En résumé :
Le point-de-vue oriental ne conçoit pas notre Nature (corps et émotion) comme une contrariété mais au contraire, comme le lieu de la Divinité qu’il est nécessaire pour l’Être Humain d’explorer (de conscientiser).
Pour faciliter cette conscientisation, les Orientaux ont développé toute sorte de techniques et de pratiques : la danse, la musique, la peinture, l’encens et autres parfums, l’utilisation des drogues et… des pratiques méditatives, dont le yoga, intégrant la sexualité…
Ces pratiques et techniques développent notre sensorialité (la conscientisation de ce qui nous parvient à travers nos sens) et notre sensualité (la conscientisation de ce qui nous parvient de l’intérieur de notre corps). Ce développement était considéré comme lié au « développement de notre religiosité » et parallèlement à notre développement sexuel !
L’association du développement religieux et du développement sexuel est explicite dans certaines cultures : elle est observée en Afrique (de Rachewiltz, 1993) mais aussi en Inde (avec le « yoga tantrique ») et également chez les Aborigènes d’Australie (Glowczewski, 1989).
Ainsi, selon le point de vue oriental mais aussi animiste, la sexualité non seulement n’est pas considérée comme antagoniste à la religiosité mais peut se mettre au service de cette dernière…
Sexualité et religion occidentale :
L’Occident se dit l’héritière de la civilisation égyptienne dont le mythe principal est en rapport avec un couple divin : Isis et Osiris.
« Osiris et Isis. Bas-relief. Abydos, temple funéraire de Séthi Ier, vers 1280 av. J.-C. » (Image et commentaire de : Dunand, 2000, p. 14).
« Osiris et Isis. Bas-relief. Abydos, temple funéraire de Séthi Ier, vers 1280 av. J.-C. » (Image et commentaire de : Dunand, 2000, p. 14).
Le culte d’Isis et d’Osiris est resté longtemps vivace en Occident (Dunand, 2000). On en trouve encore les traces dans « La Flûte Enchantée », l’opéra maçonnique de Mozart (Chailley, 1991), où les « initiés » sous la direction de Sarastro[1] leur rendent un culte et où l’on trouve l’idée que l’union des hommes et des femmes conduit à la divinité :
« Rien n’est plus noble qu’être mari et femme.
Mari et femme, et femme et mari
Atteignent à la divinité. »
La Flûte Enchantée ONZIÈME SCÈNE Duo Pamina, Papageno
(Collectif, 1980, p. 93).
L’Occident se dit également l’héritière du Judaïsme. Or dans l’Ancien Testament, l’on trouve ces deux idées :
Livre de la Genèse, chapitre 1, versets 27 et 28 ~ 27 Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. 28 Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre.
Livre de la Genèse, chapitre 2, verset 24 ~ C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair.
C’est ainsi que dans la tradition judaïque, le rabbin peut non seulement se marier mais doit se marier, avoir des relations sexuelles et une descendance.
De plus, il semble que la sexualité dont il est question dans ces versets n’est pas réduite à sa fonction de procréation, il est en effet également question que l’homme et la femme deviennent « une seule chair ». Peut-on voir dans cet appel à l’unité homme-femme la même préoccupation des Aborigènes d’Australie ou du yoga tantrique qui cherchent à harmoniser les polarités féminines et masculines ?
Cette question prend d’autant plus d’acuité que des archéologues contemporains, comme William G. Dever[2] (2005) par exemple, émettent l’hypothèse de plus en plus argumentée que Yahvé lui-même, le dieu des Juifs, avait une épouse à ses côtés appelée « Ashera ».
Enfin, l’Occident se dit l’héritière de la civilisation gréco-latine dont la mythologie présente un Univers peuplé de dieux et de déesses qui avaient un corps sexué. Dans cette mythologie, la nature divine et la nature humaine sont si proches qu’il est possible pour un dieu d’avoir des relations sexuelles avec une humaine et d’enfanter : c’est ainsi que naît le célèbre « Héraclès » ou « Hercule », né d’une mère humaine mais dont le père n’est autre que Zeus lui-même (Grimal, 1951).
Le poète Aratus va même jusqu’à écrire dans son poème « Les phénomènes » que les humains sont d’ascendance divine :
Vers 1 à 5 ~ Que Zeus reçoive nos premiers hommages : chantons et célébrons sa puissance ! La terre, les mers, et les demeures des hommes sont remplies de sa présence. Faibles mortels, nous avons besoin de son secours, car nous sommes la lignée de Zeus même.
Vers 6 et s. ~ (…) Je te salue, ô père des hommes ! Prodige incompréhensible de l’infini, je te salue ![3]
Aratus est cité par Paul dans les Actes des Apôtres (Nouveau Testament chrétien) :
Actes, chapitre17, versets 21 et 22, 27 à 29 ~ 21 Or, tous les Athéniens et les étrangers demeurant à Athènes ne passaient leur temps qu’à dire ou à écouter des nouvelles. 22 Paul, debout au milieu de l’Aréopage, dit : Hommes Athéniens, je vous trouve à tous égards extrêmement religieux. 23 Car, en parcourant votre ville et en considérant les objets de votre dévotion, j’ai même découvert un autel avec cette inscription : A un dieu inconnu ! Ce que vous révérez sans le connaître, c’est ce que je vous annonce. 24 Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui s’y trouve, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite point dans des temples faits de main d’homme ;
(…) 27 il a voulu qu’ils cherchassent le Seigneur, et qu’ils s’efforçassent de le trouver en tâtonnant, bien qu’il ne soit pas loin de chacun de nous, 28 car en lui nous avons la vie, le mouvement, et l’être. C’est ce qu’ont dit aussi quelques-uns de vos poètes : De lui nous sommes la race[4]… 29 Ainsi donc, étant la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à de l’or, à de l’argent, ou à de la pierre, sculptés par l’art et l’industrie de l’homme.
Puis à partir du 5e siècle après Jésus-Christ, l’Occident a été marqué par la pensée d’Augustin, ce qui provoqua une rupture nette avec ce qui a précédé à propos de la sexualité.
La question de la sexualité avait été particulièrement mise en avant lors d’un débat virulent entre Augustin et Julien d’Eclane au 5e siècle de notre ère.
Julien d’Eclane, évêque de son état :
« n’avait pas besoin de se forcer pour chanter la bonté persistante de la nature créée par Dieu. Il avait eu une jeunesse heureuse, couronnée par son bonheur conjugal avec Titia, la fille, d’Aemilius, évêque de Bénévent. Il était entré en continence en même temps qu’il entrait dans les ordres, mais ce court bonheur charnel ne lui avait pas laissé de souvenirs mêlés. A la différence d’Augustin, il l’avait vécu sans nul trouble. Cet émoi qui ébranle tout le corps, puis se fixe et se concentre pour permettre l’acte sexuel – il appelait « force de la volupté » (…), cette « chaleur qui se fait sentir avant et pendant l’œuvre de la « chair » – était pour lui l’agent voulu par Dieu pour rendre possible la procréation : l’union des sexes accompagnée de volupté avait été instituée et bénie par lui. Cette libido était son œuvre, c’était lui qui, chez les hommes comme chez les animaux, allumait la flamme de la génération. Cette ardeur (…) était tout simplement la servante des époux ; elle était bonne en soi, il fallait seulement en contrôler les excès. » » (Lancel, 1999, pp. 587 et 588).
Julien rappelle avec justesse que jamais dans l’Ancien Testament, Dieu n’a condamné la sexualité. Bien au contraire, Julien fait remarquer ce passage de la Bible (Genèse 1 : 27 et 28, cité plus haut) où Dieu donne l’ordre aux humains d’être féconds. Dieu donne ainsi l’ordre implicite d’avoir des rapports sexuels, ce qu’il ne ferait pas si la sexualité avait un rapport avec le péché.
Augustin réfute l’argument en rétorquant que ce commandement était valable uniquement dans le Paradis Terrestre avant la déchéance de l’être humain résultant de sa désobéissance[5]. Et depuis cette déchéance d’Adam et Eve, la Nature Humaine est entachée du péché originel, ce qui change tout…
« Adam s’était mué, d’« olivier franc » qu’il était, en « olivier sauvage », et il avait à sa suite transformé tout le genre humain en olivier sauvage. » (Lancel, 1999, pp. 596 et 597).
Ainsi, pour Augustin, la Nature Humaine étant corrompue, elle devient une porte d’entrée pour toute sorte de tentation satanique.
Le remède qu’Augustin préconise à cet état de fait est que la Nature reste entièrement soumise à la Raison (Duby, 1981). Il est indispensable pour ce faire de ne pratiquer aucune activité qui mettrait la Raison de côté comme la musique, la danse, l’art en général et… la sexualité (Lancel, 1999) !…
Augustin explicite en effet le problème de la sexualité en évoquant sa propre expérience de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’« orgasme » :
« Avant de parvenir à cette « extase », le corps se mobilisait d’une façon tout à fait indépendante de la volonté, au gré de pulsions incontrôlables par l’âme » (Lancel, 1999, p. 595).
Augustin précise à propos d’Adam dans le paradis et avant sa déchéance :
« s’il lui conservait un sexe, ainsi qu’à sa compagne, c’était avec un mode opératoire analogique des autres membres du corps, obéissant aux ordres de la volonté, sans passion d’un côté comme de l’autre (…) l’acte de chair des organes génitaux auraient servi à nos premiers parents « comme leurs mains à des ouvriers » » (Lancel, 1999, p. 596).
Augustin conçoit donc la Nature Humaine comme idéalement entièrement soumise à la Raison et dans cette condition, l’excitation sexuelle se produit uniquement par une volonté consciente. Ce n’est donc que dans cette condition perdue (qui existait dans le paradis avant la désobéissance d’Adam et Eve) que la sexualité serait acceptable.
Depuis la chute, l’impulsion sexuelle, émanant de notre corps et donc de notre Nature, cherche à s’imposer à notre Raison et c’est une lutte perpétuelle que de combattre cette impulsion comme tout ce qui émane de notre Nature désormais devenue la porte d’entrée à des influences maléfiques. Cette idée est reprise par le Catéchisme (version 1998) de l’Eglise Catholique :
« 2515 ~ Au sens étymologique, la « concupiscence » peut désigner toute forme véhémente de désir humain. La théologie chrétienne lui a donné le sens particulier du mouvement de l’appétit sensible qui contrarie l’œuvre de la raison humaine. L’apôtre S. Paul l’identifie à la révolte que la « chair » mène contre l’« esprit ». Elle vient de la désobéissance du premier péché. Elle dérègle les facultés morales de l’homme et, sans être une faute en elle-même, incline ce dernier à commettre des péchés.
2516 ~ Déjà dans l’homme, parce qu’il est un être composé, esprit et corps, il existe une certaine tension, il se déroule une certaine lutte de tendances entre l’« esprit » et la « chair ». Mais cette lutte, en fait, appartient à l’héritage du péché, elle en est une conséquence et, en même temps, une confirmation. Elle fait partie de l’expérience quotidienne du combat spirituel » (Collectif, 1998, p. 511).
C’est très progressivement que les idées augustiniennes se sont imposées à l’Eglise Catholique dont la hiérarchie, prenant fait et cause pour Augustin, a éliminé petit à petit tous les autres courants plus favorables à la Nature[6], jusqu’à ce que ces idées deviennent une sorte de « pensée unique », ne faisant à ce jour plus débat chez les Catholiques.
Il faut noter le rôle actif des empereurs romains : l’excommunication de Julien d’Eclane a été appuyée par l’empereur Honorius qui a condamné au bannissement tous les partisans de Julien (Voir l’encyclopédie Wikipedia, article « Julien d’Eclane »). Du vivant même d’Augustin, ses opposants se disaient vaincus plus par l’armée ou la politique romaines que par la justesse des arguments augustiniens (Garric, 1997 ; Lancel, 1999) !…
Il est intéressant de faire remarquer ici que Newton pensait que la corruption s’était introduite en Occident lorsque Rome abandonna le culte de VESTA en tant que déesse-mère de toute chose (Auffray, 2000). Newton pensait en effet qu’à ce moment-là, fut mis de côté en Occident l’étude de la Nature et de ses transformations (Auffray, 2000).
De fait, la question se pose de savoir si l’enseignement d’Augustin était bien le même enseignement que celui des Patriarches de l’Ancien Testament ou de Jésus-Christ.
Et cette question peut devenir : sommes-nous réellement dans une civilisation « judéo-chrétienne » ou bien plutôt dans une civilisation « romaine » ? Le Christianisme tel que nous le connaissons aujourd’hui est-il conforme au Christianisme primitif ou est-il un Christianisme qui a hérité de la même corruption de la civilisation romaine que dénonce Newton (Auffray, 2000).